- JEU - Le jeu chez l’enfant
- JEU - Le jeu chez l’enfantL’importance du jeu a toujours été aperçue par la pédagogie, depuis Platon qui prônait déjà des jeux éducatifs pour les jeunes enfants. Le jeu est passé au premier plan des préoccupations avec les divers mouvements dits d’éducation nouvelle, aux alentours de 1900. Cependant, pour bien juger du rôle pédagogique du jeu enfantin, il est nécessaire d’en connaître exactement la nature, ce qui conduit au problème psychologique de l’activité ludique.Les conduites de jeu constituent en effet une très grande part de l’activité enfantine, et même presque toute cette activité dans les premières années. Le psychisme humain, greffé sur le psychisme animal, se différencie d’abord de celui-ci par des conduites de jeu: la fonction représentative, caractéristique de l’espèce humaine, est en elle-même une forme très spéciale de jeu.Un problème philosophique se pose alors, car, si la pensée humaine débute par le jeu, elle comporte toujours un élément ludique; nous jouons avec les représentations des êtres afin de projeter notre action sur eux ou afin de les mieux comprendre. L’homme n’est complet que quand il joue (F. Schiller) et, plutôt que d’en faire un Homo sapiens , on a préféré le définir comme un Homo ludens (J. Huizinga). On est alors amené à se demander comment naît chez l’enfant cet élément ludique.L’étude du jeu enfantin a commencé avec les premiers travaux de psychologie de l’enfant, à la fin du XIXe siècle (W. Preyer) et au début du XXe (E. Pérez, E. Claparède, K. Groos). Elle n’a pas cessé depuis lors. Mais on s’est aperçu que le jeu pouvait être utilisé également à des fins de recherche psychologique (un grand nombre de tests ne sont que des jeux), et à des fins psychothérapiques, ce qui a posé un dernier problème, celui de la cure par le jeu: la plupart des méthodes thérapeutiques conçues pour soigner les enfants caractériels se fondent sur le jeu, comme la «psycho-rythmique» ou le psychodrame (cf. PSYCHODRAME). On dit même parfois que, lorsqu’un enfant souffre d’un trouble psychique, la seule manière de le soigner est de le faire jouer. Ce problème a donné naissance à tout un domaine d’études aujourd’hui en cours.1. La spécificité du jeu enfantinLe jeu animal et le jeu de l’enfantOn pourrait penser que le jeu de l’enfant continue seulement le jeu des petits animaux. C’est ce qu’ont cru des auteurs comme K. Groos. Mais le premier possède une qualité spéciale qu’ignore le second: c’est le jocus , le badinage, toujours placé sous le signe du «comme si». C’est pourquoi ce jeu-là, s’il rappelle des traits psychiques présents chez l’animal, révèle aussi autre chose.Les petits des animaux supérieurs jouent entre eux ou avec leur mère à la manière des petits d’homme. Comme eux, ils forment parfois des groupes de jeu; comme eux, ils distinguent la conduite de jeu de la conduite sérieuse; ils apprennent assez tôt à retenir pendant le jeu leurs griffes et leurs morsures. Mais ce qu’ils manifestent alors, ce ne sont guère que les pulsions instinctives spécifiques de leur espèce: là où le chaton use de ses griffes, le chevreau se sert de ses cornes. C’est pourquoi Groos a justement vu dans ces jeux-là des «pré-exercices» par lesquels le développement du jeune prépare les conduites vitales de l’adulte. S’il s’y mêle parfois des conduites d’un niveau plus élevé qui annoncent l’enfant humain, des conduites d’exploration ou de curiosité, celles-ci restent d’un autre ordre que les conduites proprement ludiques; elles ne sont pas assez organisées, structurées par les facteurs biopsychiques que possède l’animal: le jeu du chaton avec une pelote de laine est commandé par des gestes et des réactions propres à l’espèce.À ce jeu animal manque aussi la transmission d’une tradition par les petits eux-mêmes. Les inventions animales se perdent très vite, faute d’une systématisation représentative qui leur donne une stabilité. Les traditions animales, aujourd’hui bien reconnues, sont limitées aux activités vitales, aux territoires, aux migrations, aux modalités de la vie collective; elles n’enrichissent point le jeu, ne créent point des «stocks» de conduites ludiques (comme celles que possèdent des écoles ou des groupes enfantins et qui se perpétuent de génération en génération). Enfin manque à l’animal le sentiment du «comme si», sans lequel l’imitation ne peut donner naissance à un jeu.À ce type d’activité ludique appartiennent les premiers jeux des bébés, avant l’âge de deux ans, jeux dans lesquels les facteurs proprement humains («comme si», sérénité, etc.) émergent avec peine.Fonction représentative du jeuUne affirmation de soiSi le jeu de l’enfant prend une tout autre signification que le jeu animal, cela tient à ce qu’il manifeste plusieurs facteurs inséparables que l’animal ne connaît point: élan humain, sens de l’ordre, notion de rôle et surtout fonction représentative.C’est par la conduite de faire-semblant, première forme des conduites représentatives, que débute le jeu humain: l’enfant, au début de la deuxième année, commence à imiter un ensemble de gestes, en l’absence du stimulus qui les provoque ordinairement: il fait semblant de dormir, de se balancer, de donner un objet; un peu plus tard, il imite autrui de la même manière par une conduite de copie. En même temps, il exprime par son rire la joie que lui donne cette conduite nouvelle, cet instrument nouveau qui lui permet de représenter, et comme de recréer, un être absent. Pendant des heures, il va, dans les années qui suivent, s’exercer à cette conduite nouvelle et à toutes celles qui en naîtront.C’est là l’effet d’un dynamisme, d’un élan que l’animal ne possède point, ou presque pas, et par lequel l’enfant explore des conduites nouvelles: plus tard, avec ses imitations et par le goût du merveilleux, il en viendra à créer des êtres fictifs et à leur donner une vie imaginaire; il étendra ainsi son monde au-delà de la simple situation perçue; ses jeux seront l’un des fondements essentiels de son monde mental.Par là même aussi apparaît la conduite de rôle, qui permet à l’enfant d’explorer d’autres perspectives que celle qui lui est fournie par sa situation actuelle: il peut «faire» la mère, l’enfant, l’ogre, le lapin. Ainsi, par le jeu, se multiplient des perspectives, et l’enfant parvient à sortir de son être propre pour emprunter des rôles qui sont d’abord ceux de modèles connus, puis ceux de véritables fictions. Il peut sortir de son égocentrisme originel et comprendre peu à peu les réactions d’autrui; le jeu d’abord individuel tend peu à peu à devenir collectif: déjà, à l’école maternelle, se constituent des groupes de petits qui ne jouent plus seulement côte à côte, mais tentent de s’engager dans une véritable collaboration; cependant, c’est seulement à partir de l’âge de sept ans environ que ces groupes acquièrent une certaine stabilité.De même l’ordre apparaît, non plus seulement comme une modalité d’un comportement conditionné par l’adulte (ordre des repas ou des évacuations), mais comme un sentiment personnel: l’enfant peut désormais, dans son monde mental, prévoir une nouvelle mise en place des objets, qui sera l’expression de ses désirs propres. Ainsi s’explique alors cet «amour de l’ordre» noté par Maria Montessori chez les enfants de deux ans: c’est là déjà une affirmation de soi, mais aussi la compréhension d’une règle simple; de là aussi ces jeux et ces comptines où prennent place les séries des nombres ou des lettres, puis les dessins géométriques (parfois d’un bonhomme): l’enfant y soumet les objets dans un cadre intellectuel qu’ignore l’animal.Ces diverses activités ludiques ne sont pas confondues avec les activités pratiques: l’enfant les affecte toujours d’un certain coefficient de «comme si». S’il lui arrive parfois, jusque vers cinq ans, de confondre le réel avec l’imaginaire dans ses illusions de jeu, c’est là exception. Il sait fort bien que son monde de jeu reste un monde illusoire, un monde qu’il a créé intentionnellement, un monde pour lui et dans lequel il montre à lui-même – et à ses pairs – ses qualités. C’est pourquoi il n’aime point qu’un adulte indiscret vienne dissiper l’illusion, mettre en doute la réalité de l’ami imaginaire ou la valeur des règles du jeu. Malgré l’exhibitionnisme dont il fait preuve spontanément devant les adultes en qui il a confiance, l’enfant tient à un certain secret du jeu: c’est là pour lui un monde intérieur, à la fois mental et gestuel, qui lui appartient parce qu’il l’a créé.On comprend par là que puissent s’exprimer dans ce monde intérieur du jeu des désirs plus ou moins conscients. Les psychologues usent couramment de jeux appropriés pour explorer l’âme enfantine: une représentation de la famille peut être révélatrice de la manière dont l’enfant éprouve la constellation familiale. Nombre de psychanalystes en sont venus, dans cette direction, à expliquer le jeu comme la simple expression de tendances inconscientes. Sans repousser totalement cette idée, il faut remarquer que, le plus souvent, l’enfant joue pour faire preuve de son adresse, de ses connaissances, de sa subtilité dans des jeux qui ne comportent pas nécessairement une identification à un modèle; «faire» le lapin ou l’arbre, c’est avant tout montrer un certain degré d’habileté dans l’imitation, plutôt que l’identification au lapin ou à l’arbre. De plus, beaucoup de jeux ne comportent pas d’imitation, mais sont des jeux de prouesse. Il convient donc de n’admettre qu’avec beaucoup de prudence l’interprétation psychanalytique des jeux.Dépense d’énergie et soumission à une règleCette prudence est moins nécessaire quand on cherche non plus l’expression de telle ou telle pulsion inconsciente particulière, mais le but que cherche à atteindre délibérément l’enfant qui joue. Ce but est double: il s’agit, d’une part, d’utiliser l’énergie dans une réussite, de dépenser le surplus énergétique par une expansion de soi, d’autre part, de contrôler ce surplus sans se laisser entraîner par lui. Du premier but dépendent toutes les inventions de jeu; si l’enfant, à partir d’un certain âge, innove rarement en ce qui concerne les règles, il se réserve toute liberté à l’intérieur de ces règles: qu’il s’agisse de manifester son adresse au jeu de billes ou son esprit en inventant des réponses drôles dans un jeu de loup ou de devinettes, c’est le pôle inventif qui se montre ici. Du second but dépendent les règles de jeu. Lorsque le jeu devient collectif, celles-ci tendent à devenir très strictes; aussi a-t-on souvent insisté à juste titre sur le formalisme et le ritualisme des conduites ludiques, surtout vers dix-douze ans. Les règles permettent, en effet, de triompher de cet emportement enfantin sur lequel Alain a attiré l’attention, comme de l’instabilité naturelle à cet âge. La discipline qu’elles impliquent permet à l’enfant de rester maître de lui-même. Et il sent si bien et si tôt ce besoin d’un contrôle de soi qu’il recherche des règles dès un âge très tendre; déjà l’amour de l’ordre en était une expression, un peu plus tard apparaissent des jeux individuels à règle arbitraire (suivre le bord du trottoir, marcher sur un pied, répéter une phrase difficile, etc.), puis viennent les jeux collectifs et traditionnels, dans lesquels les cadres d’action ne peuvent être violés sans une protestation générale.Que le jeu ait ainsi une signification morale pour l’enfant, la meilleure preuve en est fournie par les jeux ascétiques: se mordre jusqu’au sang, fixer le soleil, rester immobile (jeu de statues), qui continueront durant l’adolescence avec les rites d’initiation, parfois cruels comme chez les peuples encore primitifs. On voit bien par là que le jeu est avant tout une épreuve et une preuve de ce que l’enfant est lui-même. Épreuve et preuve qui n’auraient aucun sens sans une échelle des valeurs morales.Jeu enfantin et jeu adulteCes dernières remarques font comprendre quelles différences il y a entre le jeu de l’enfant et le jeu de l’adulte. Le premier est une épreuve qui intéresse toute la personne à chaque moment, une personne en train de croître et qui veut témoigner de ses forces neuves. Le second est délassement ou distraction. Jouer, pour l’enfant, c’est s’engager entièrement dans son jeu – et c’est pourquoi il y a un sérieux du jeu enfantin. Le jeu, c’est par excellence l’acte de l’enfant: ce n’est point le délassement d’un travail qu’il ignore encore, ni la distraction du vide désagréable de l’ennui, mais une conquête de soi perpétuellement renouvelée. Au contraire, le jeu de l’adulte, c’est un à-côté, l’essentiel étant ici le travail. Non que l’adulte ne retrouve parfois l’esprit du jeu enfantin, mais il le redécouvre surtout dans les tâches neuves, les recherches, les explorations; la plupart du temps son jeu n’a pas la tension du jeu enfantin, c’est un simple passe-temps relâché. Pour que le jeu de l’adulte retrouve les caractères du jeu enfantin, il faut qu’il s’agisse de conduites qui remplissent une part bien déterminée de la vie. Ou bien jeux d’oisifs, jeux de casino, jeux de guerre ou d’amour: l’action ne s’y astreint nullement à une efficacité réelle, mais, comme dans les jeux enfantins, elle se donne un cadre formel et strict – par exemple avec les lois de la chevalerie ou celles des jeux amoureux que rapporte l’Astrée . Ou bien jeux de cérémonie, jeux religieux, qui prennent place en des circonstances bien déterminées et ont quelque lien avec le culte.D’autre part, les jeux adultes utilisent des facteurs qu’ignore à peu près complètement le jeu enfantin, comme le hasard: les jeux de hasard, si importants pour l’adulte, n’apparaissent guère, et très peu, qu’à la fin de l’enfance ou plutôt à l’adolescence, la notion de hasard étant une notion difficile que l’enfant n’assimile que très tard. Les jeux d’emportement, de leur côté, ne se manifestent chez celui-ci que lorsque la tension ludique s’est fortement relâchée; ce sont des ratés du jeu enfantin, plutôt que l’un de ses éléments; en revanche, chez l’adulte, lorsque des cérémonies strictes imposent un cadre que ne connaît pas l’enfant, en même temps qu’interviennent des raisons d’ordre religieux ou magique, l’emportement revêt un rôle capital; mais il ne s’agit plus là de cette conquête de soi que recherche avant tout l’enfant.Enfin le jeu adulte est quasi toujours un jeu collectif; l’adulte est ordinairement trop socialisé pour se permettre de jouer seul sans l’approbation des autres, tandis que l’enfant joue facilement seul, car c’est son être propre qu’il engage dans son jeu.2. Des jeux du bébé aux jeux de compétitionImitation et activité créatriceLes jeux du bébé sont essentiellement des «jeux fonctionnels», où le sujet explore ses fonctions naissantes et qui sont comme autant de broderies sur ces fonctions; ainsi de ces répétitions lassantes de mots ou de gestes par lesquels l’enfant apprend le mot ou le geste, en même temps qu’il connaît mieux l’objet sur lequel porte le geste. Ces jeux décroissent progressivement à partir de deux ans environ pour céder la place à des jeux d’imitation et à des jeux de construction ou d’ordre.Les jeux d’imitation culminent vers quatre ans, mais ils se poursuivront longtemps encore, prenant même, plus tard, une forme collective jusque vers sept ans, pendant cette période de l’enfance que l’on considère parfois comme l’âge de l’imagination. Les imitations portent d’abord sur les modèles les plus proches, parents, maîtresses, sœurs et frères; ce sont autant d’exercices en vue de comprendre et d’assimiler ces modèles. À cet âge en effet, l’enfant ne saisit pas encore très bien la distance entre les adultes, ou les «grands», et lui-même. Lorsque, vers six-sept ans, avec l’acquisition des premières opérations formelles, se creuse cet écart – ce qui correspond à la liquidation du complexe d’Œdipe –, les imitations ont tendance à changer de nature pendant quelque temps et à faire appel plus souvent aux animaux et aux objets inanimés. Les adultes reparaissent plus tard, à titre de modèles, dans les grands jeux traditionnels et collectifs d’imitation, mais, pendant un certain temps, c’est surtout dans le merveilleux des contes que l’enfant trouve l’occasion de poursuivre ses premières imitations.Les jeux de construction sont déjà très en faveur dès l’âge de deux ans (cubes), mais ils se développent surtout à la fin de l’école maternelle en se compliquant de mille manières. Ces jeux réclament en effet l’acquisition parallèle de structures d’ordre difficiles à assimiler; mais, pour cette raison justement, ils resteront importants pour les enfants plus âgés, auxquels ils permettent des réussites de caractère intellectuel autant que manuel (jeux mécaniques, tissage, couture, multiples jeux électroniques, etc.).Vers cinq ans commencent à apparaître, après les jeux d’imitation des adultes, des jeux de caractère plus personnel, car ce sont des jeux inventés par l’enfant lui-même. Ces jeux à règles arbitraires remplissent ainsi une sorte d’entracte entre les imitations les plus primitives et les jeux collectifs d’imitation; mais ce sont ceux par lesquels l’enfant manifeste ses énergies créatrices dans des règles simples à sa portée. Jeux vite inventés, qui restent parfois en faveur quelques jours, puis sont oubliés. Ils ont cependant l’avantage, dans leur pauvreté, de mieux montrer les facteurs individuels et libres qui sous-tendent toujours le jeu enfantin.Avec l’école primaire s’organisent enfin des jeux collectifs. Ceux-ci répondent à des règles traditionnelles, simples d’abord comme dans la «capucine», puis de plus en plus complexes à mesure que le groupe s’étend et se structure. Aux premières rondes des fillettes succèdent peu à peu ces jeux si bien réglés par le chant et les rites, comme «La Tour prends garde», dans lesquels on a parfois vu la véritable messe de l’enfance (Alain). Il est remarquable, en effet, que, chez les filles, le plus important, c’est alors de respecter des normes strictes qui commandent tous les gestes pour chacune des participantes. Chez les garçons, ce ritualisme, quoique parfois fort vif (jeux de billes), cède souvent devant les prouesses physiques ou même verbales; le jeu s’y fait alors compétition individuelle ou collective avec beaucoup plus de facilité: jeux de barres, d’épervier...La structuration du groupeParallèlement à cette modification des structures du jeu se poursuit une intégration progressive du groupe. Déjà esquissé à la fin de la maternelle, celui-ci reste longtemps assez réduit et passager; il n’a pas de structure solide; à peine parfois émerge un meneur. Mais, le jeu de groupe lui-même aidant, il se produit peu à peu une céphalisation et une structuration. Le meneur devient un véritable chef reconnu par tous, sans qu’il y soit besoin d’une reconnaissance explicite, et encore moins d’un vote démocratique. Il s’adjoint des lieutenants; ou plutôt ceux-ci s’imposent comme a fait le meneur, que d’ailleurs ils remplacent en son absence. Au-dessous, la masse elle-même est plus ou moins organisée en fonction des âges et des classes: dans une file, on trouve, à la suite du meneur et de ses lieutenants, les «grands», puis les «petits»; et c’est l’autorité des chefs qui, en rétablissant l’ordre ou en faisant respecter les rites, aide les petits à se discipliner. Le groupe de jeu, surtout chez les garçons, comporte ainsi un noyau central autour duquel s’agglomèrent des zones de plus en plus lâches et de plus en plus indociles. Chez les filles, la céphalisation et la structuration sont généralement moins strictes, ainsi qu’en témoignent par ailleurs les études sociométriques.Il y a aussi lieu de faire état, dans une population donnée de joueurs, de variations de la tension ludique. Cela se montre déjà chez le jeune joueur solitaire qui n’en vient à confondre son jeu avec le réel que dans les cas où la tension est extrême. Dans les jeux collectifs, cette tension varie énormément: tantôt le groupe est sévère et les chefs sont alors tyranniques, tantôt le groupe se relâche et en vient finalement même à se disperser. Les variations de cette tension sont importantes dans les épreuves psychologiques qui utilisent des jeux, car les pulsions cachées se manifestent surtout dans des jeux mal structurés et à faible tension (de même que chez l’adulte, elles se manifestent plus dans les rêves et rêveries que dans le travail).À partir des observations qu’on a faites sur le jeu enfantin et qu’on vient d’évoquer, on peut donc résumer dans la classification suivante l’évolution et la diversité de l’activité ludique de l’enfant: jeux fonctionnels du bébé; jeux relâchés (de désordre ou d’emportement); jeux d’imitation; jeux de construction; jeux à règles arbitraires; jeux de prouesse; jeux de compétition; danses et cérémonies. Ces classes suivent à peu près l’ordre chronologique.3. La construction de la personneLes rôles et le cadre de la vie personnelleQue le jeu contribue à former la personne de l’enfant, cela est amplement prouvé par le fait qu’un enfant qui ne joue pas n’est pas un enfant normalement équilibré, si bien que, pour redresser certains caractériels, on s’attache d’abord à les faire jouer. Le jeu, en effet, développe la personne dans plusieurs directions successives, chaque type de jeu déposant à son tour une strate particulière.Les jeux fonctionnels du bébé sont des jeux sensori-moteurs qui aident au développement de la perception et de la motricité: les jeux qui consistent à regarder, à manipuler, à crier, à marcher sont sans doute des jeux de prouesse mais aussi des exercices utiles. Il faut ajouter à cela que les jeux avec la mère sont très importants pour la formation du caractère, celui-ci se détériorant vite lorsque manquent ces activités ludiques à tonalité affective.Quant aux jeux d’ordre et de construction, leur finalité est trop manifeste pour qu’il y ait lieu d’y insister, surtout à notre époque.En revanche, il faut souligner particulièrement le fait que les jeux de fiction développent les conduites de rôle. Les psychologues reconnaissent aujourd’hui que la personne consiste surtout en un ensemble de rôles; mais, avant d’apprendre un rôle, le sujet doit acquérir l’attitude de rôle et les techniques subtiles qui commandent le jeu de rôle. Or il est remarquable que, dans les jeux de fiction, c’est la forme et comme le style qui sont au premier plan; ils sont plus importants même que les modèles; aussi l’enfant peut-il trouver son plaisir à imiter n’importe quoi. C’est donc une sorte de cadre de la dynamique psychique qui est ici l’objet d’un véritable entraînement de fait: l’enfant apprend, en mimant autrui, à s’insérer dans la personnalité de celui-ci, à la manière dont les humanités, à travers le miroir de l’autre, nous révèlent à nous-mêmes, et en même temps nous façonnent sur les modèles choisis.Il faudrait ajouter, à propos de ces cadres, que toute imitation, parce qu’elle implique une succession dans l’espace et le temps de certains gestes et de certaines paroles, contribue aussi à former les cadres spatio-temporels et ceux du langage. Mais cela vaudrait également pour tous les jeux.L’apport fourni par les modèles imités n’est point cependant à négliger car, si la forme du jeu est l’essentiel, sa matière aussi aide à former la personne. Il reste une certaine vérité dans la thèse selon laquelle le jeu enfantin est un «préexercice» comme le jeu animal; jouer la mère, jouer le héros, jouer plus tard les grands sentiments humains dans les rondes et cérémonies, cela n’est point indifférent. Par le jeu, l’enfant assimile les modèles prestigieux, d’abord ceux des parents, puis ceux des «grands», enfin ceux des contes et des chansons. À ce sujet, il convient d’insister sur les jeux qui, en mettant l’enfant en contact avec le merveilleux, l’habituent en outre à l’insolite et à la grandeur. Tous les jeux de fiction contribuent ainsi à modeler cet ensemble de modèles et de normes intimes qui constitue ce que les psychanalystes nomment le surmoi.La discipline du groupeUn autre apport essentiel provient du groupe de jeu. Il ne s’agit plus là de modèles supérieurs qui en quelque sorte lancent un appel, mais de pairs avec lesquels l’enfant apprend peu à peu à collaborer. Le long apprentissage du groupe, qui s’achève à la fin de l’enfance, est une formation à ce «collectif» dans lequel l’adulte sera étroitement inséré; si l’éducation reçue d’un précepteur se solde généralement par un échec, c’est surtout par suite de l’absence de ces jeux de groupe qui attachent le sujet aux autres et le contraignent à respecter la discipline du groupe.En tout cela, il ne s’agit encore que des cadres de la personnalité, mais l’élan et le dynamisme personnel trouvent aussi leur compte dans le jeu. Si celui-ci est toujours épreuve, c’est une épreuve pour la volonté. L’appel qu’il transmet, venant des modèles, est aussi un encouragement à les suivre. La compétition avec les pairs dans certains jeux favorise la recherche des prouesses, donne du courage et parfois un certain esprit de risque, si l’enfant s’intègre bien au groupe. On saisit par là, comme on l’a vu pour les jeux à règle arbitraire et pour les jeux ascétiques, que tout jeu demande un effort et qu’il ne se limite pas à un simple amusement; il est play ou game et non fooling , comme disent les Anglais. Les jeux de la dernière enfance, avec leurs prouesses, annoncent déjà le sport.Enfin, le jeu contribue à construire la notion du «mien» et par là le moi, car toute prouesse, tout succès, est apport à l’être personnel et fournit comme un mobilier à mettre dans la maison vide. En outre, par la répartition des joueurs dans le jeu collectif, chacun s’attribue un rôle et comme sa fonction propre. Ici, c’est le travail qui s’annonce.4. Jeu et pédagogieLe problème de l’école «active»Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les éducateurs aient voulu faire profiter la pédagogie des aspects formateurs du jeu, mais on ne peut confondre ce dernier avec le travail scolaire. Si, à toutes les périodes de décadence et de relâchement social (par exemple à Rome, lorsque Pétrone écrivait: «Maintenant dans les écoles, les enfants jouent»), le jeu prend une importance croissante dans le domaine scolaire, s’il y a toujours eu des pédagogues pour insister sur le rôle éducatif du jeu (Montaigne, Locke, Comenius, entre autres), c’est surtout vers 1900 que ces tendances ont pris forme dans les théories de l’école dite active, en particulier avec E. Claparède, O. Decroly, A. Ferrière, J. Dewey, G. Kerschensteiner. Il s’agit alors non seulement d’user de jeux éducatifs à l’école maternelle où nul ne conteste leur place, mais de faire pénétrer dans la vie scolaire l’esprit du jeu, sa spontanéité, l’efficacité des groupes, le loisir. On a vu ainsi se multiplier les initiatives: voyages éducatifs, journaux de classes, composition de poésies, etc.Cette conception pédagogique, qui serait intégralement valable si le jeu n’était qu’un préexercice, n’a plus la même valeur si l’on admet que le jeu est une épreuve et non un entraînement. Or, et en cela il diffère aussi du sport, le jeu n’est pas vécu comme un exercice visant le futur; il ne se transforme en un tel exercice que lorsqu’il reçoit de l’adulte éducateur un sens temporel; or l’enfant ne peut encore lui donner cette qualité, faute de savoir prévoir; organiser selon cette visée les épreuves du jeu, c’est déjà en faire un travail scolaire. D’ailleurs, l’enfant sent bien ce caractère imparfait du jeu et souvent il montre que, pour lui, le travail a plus de valeur: c’est pourquoi, vers cinq-six ans, il aime tant que l’adulte lui donne des «travaux» à faire; c’est pourquoi aussi le passage à la «grande classe» représente de manière si nette une «montée» pour l’enfant de la maternelle. C. Freinet et A. S. Makarenko ont justement insisté sur cet amour du travail vivifié par l’appel de l’aîné; l’enfant cherche alors à sortir du jeu, ce qui équivaut pour lui à sortir de son enfance.Les apprentissages ludiques et le travailLe travail scolaire est justement un travail à la portée de l’enfant; il n’est plus un jeu libre, qu’on peut interrompre quand on le veut; il n’est plus un jeu d’enfant, mais un contact avec des choses et des êtres que connaissent les adultes. Par là, le travail scolaire reste irremplaçable, tandis que la méthode du «latin par la joie» ne peut que conduire à l’échec.Il reste cependant que c’est pour une bonne part dans le jeu que l’enfant acquiert des attitudes indispensables pour le travail. Ainsi en est-il de l’aptitude à la tâche dont les jeux de la maternelle doivent favoriser la naissance. Le goût de l’effort et de la difficulté, le sens de la consigne, le respect des autres, le contrôle de soi, toutes ces valeurs constituent pour l’éducation autant d’objets essentiels dont le jeu permet l’assimilation. Le travail scolaire organise et systématise ces apprentissages parce qu’il est conçu par des adultes qui s’évadent de l’immédiat pour prévoir le futur, un futur qui ne sera plus celui d’un enfant.Il manque donc au jeu le sens du temps et de la qualité de matière enseignée. Il lui manque également d’être un véritable entraînement physique; mais on ne peut nier ses apports en ce domaine, surtout à un âge où l’éducation physique proprement dite ne peut être que très réduite.L’utilisation des jeux à des fins éducatives, si elle reste légitime, est donc assez délicate, surtout à mesure qu’on a affaire aux âges supérieurs de l’enfance. Il faut en cela beaucoup de prudence, sous peine de n’aboutir qu’à un type d’enfant «gâté» pris dans l’instant présent, au lieu de former un garçon énergique et prévoyant, capable de travail prolongé.Il reste toutefois un domaine où l’utilisation du jeu est particulièrement indiquée, c’est celui de la rééducation des sujets dont se charge la psychopathologie: déficients intellectuels, qu’on doit bien souvent traiter comme des enfants de l’école maternelle, parce qu’il leur manque de savoir soutenir un effort; et surtout «caractériels», dont on ne fixe l’attention et l’intérêt, la plupart du temps, que grâce à des jeux; c’est en prolongeant, en fixant certains jeux qu’on «accroche» ces enfants et qu’on parvient petit à petit à les mener vers des conduites plus stables et moins anxieuses.
Encyclopédie Universelle. 2012.